«
Si vous êtes un rêve, vous devez être le mien »
Si le cinéma est encore porteur d’émotion, révélateur de
caméra parfaitement maîtrisée, messager de textes et de
dialogues intelligents et non bavards, artisan de constructions
originales et non sophistiquées, Reconstruction en
est l’une des plus belles illustrations de ce Festival :
Caméra d’or amplement méritée pour les amours fragiles d’Alex,
Aimée et les autres. Une autre belle histoire d’amour, interprétée
par un trio de femmes magnifiques, c’est celle d’une mère
pour son fils (Depuis qu’Otar est parti). Père
et fils, deux êtres baignés par la lumière magique du
film de Sokourov, vivent aussi une liaison hors norme.
Bravo pour Kiss of life, sorte de reconstruction
post-mortem d’amours ratées pour un film réussi, bien interprété
et bien monté. Mais fatalement moins bien monté que
Vincent Gallo, dont The Brown Bunny impose un trop
long cheminement jusqu’à "the" fellation de Chloë Sevigny
à l’inconsolable et omniprésent protagoniste : un non-événement
qui fait flop. On en apprécie d’autant plus la fraîcheur
du coup de foudre à Bologne entre Nello l’immature et la
trop mature Angela, mangeuse d’hommes, d’Il Cuore altrove.
Où l'on approche une constante de ce Festival, où,
du simple état borderline au psychisme gravement perturbé,
la folie est omniprésente.
« Amuse-toi bien »
Armés jusqu’aux dents, deux gamins s’offrent, comme un jeu
vidéo en live, un massacre au lycée : la caméra, magnifique
et sereine, suit Alex et témoigne des derniers instants
des très prochaines victimes d’une folie meurtrière et ordinaire,
à ce point grosse comme un Elephant qu’elle en devient
inexplicable. De la réalité, on passe à la fiction, où la
joyeuse folie, tout aussi dévastatrice, titille Ce jour-là
les cerveaux de Livia et Emil (Elsa Zylberstein et Bernard
Giraudeau, superbes), auteurs d’un jouissif massacre familial.
Le grain de folie d'Ana apporte un vent de liberté dans
Quaresma et son univers écrasé par le poids du catholicisme.
C’est aussi dans le bonheur que Joyce, forte d’une lourde
hérédité familiale en matière de troubles obsessionnels,
analyse dans American splendor les comportements
de ces concitoyens, son compagnon en tête, à savoir Harvey
Pekar, créateur et héros de BD. Voilà pour la rigolade :
les "doux" dingues deviennent inquiétants et se font serial
killers, sévissant à l’hôpital (Qui a tué Bambi ?),
ou n’importe où mais en toute discrétion, juste pour décompresser
: dans Las Horas del dia, Alex Brendemühl, alias
Abel, joue formidablement de son impénétrable regard. On
assassine aussi pour une cassette non rendue (Akarui
mirai), le permis de tuer sévit à tous les étages de
la prison de Carandiru. Il y a également de remarquables
mises à mort : d’un gamin violé (Mystic river) ou
d’une exilée parmi les chiens (Dogville).
« Je viens pour vous faire chier »
Au-delà de la fameuse annonce de Bouquet faite à Noiret
dans Les Côtelettes, nombre d’intrus ont tendance
à incruster leur mal-être dans la vie d’autrui : la splendide
May de The Mother débarque chez ses enfants après
le décès de son mari, Julie fait intrusion dans la paisible
retraite de Sarah Morton (Swimming pool), Yusuf en
recherche d’emploi investit Istanbul et l’appartement de
Mahmut (Uzak), Yvan, égaré parmi les Egarés, impose sa présence. Trois genres
très différents pour trois films particulièrement attachants.
Mais… au cours de ce Festival, la petite phrase ci-dessus
a maintes fois semblé être prononcée par nombre de films
eux-mêmes : ceux dont les acteurs s’enferment dans le mutisme,
ceux où aucune réponse n’est donnée aux questions posées,
ceux dont les cinéastes refusent de livrer les clés… dialogues
et scénarios étant inscrits au registre des abonnés absents
et venant à bout du spectateur le plus endurant.
« Never juge a book by its cover »
La traduction anglaise de « Il ne faut pas se fier aux apparences
» était particulièrement opportune émanant de la bouche
de Charlotte Rampling, écrivain ès-polar de Swimming
pool. Passons au double jeu financier et intimiste des
personnages Jouant ‘dans la compagnie des hommes’,
au calme ordinaire précédant le massacre dans Elephant,
aux motivations obscures du redoutable docteur Philipp (Qui
a tué Bambi ?), à l’exil des Egarés de juin 40
imperceptiblement transformé en amitiés particulières par
Téchiné. Et, de Kaboul au Bois, il faut réserver ici une
place à deux magnifiques mutants : Nogreh, qui prend le
chemin d’une école moins coranique qu’il conviendrait à
sa condition de femme afghane (A cinq heures de l’après-midi)
et Tiresia, trop belle pute à laquelle la cécité
procurera le don de vue.
« Personne ne sait ce qui fait vivre »
Bien des films ont posé cette question énoncée par un vieux
héros de la guerre d’Espagne dans Les Soldats de Salamine,
une œuvre qui rapproche la fiction du fait réel, historique
ou documentaire : immersion au Maroc avec Mille mois
où l’on attend l’improbable libération d’un père, dans l’enfer
d'une prison brésilienne où depuis longtemps l’on
a plus rien à perdre, dans la vie quotidienne des pêcheurs
d’une île sicilienne (L’Isola), au Japon où la naissance
d’un enfant vient peu à peu adoucir un deuil cruel (Shara),
dans un Istanbul filmé autrement (Uzak), où la survie
prend la pas sur la vie. Comme dans Struggle, quand
l’existence, même pitoyable, ne tient qu’au passage d’une
frontière : ici de Tchéquie en Autriche, mais aussi en Chine
(Drifters) ou en Roumanie (Nicki et Flo) vers
l’éternel rêve américain. Ou encore vers un néant qui frappe
jusqu’à la porte de notre vieille Europe occidentale (Le
Temps du loup).
« Ce que vous êtes, le cinéma que vous faites, ça me
menace »
Dans La Petite Lili, Julien pointe ainsi d’autres
apocalypses, infiniment contemporaines, comme la grande
victoire de la médiocrité ambiante, thème de la fuite de
l’intelligence repris avec panache par Les Invasions
barbares de Denys Arcand. La majorité des films
affichent ainsi illusions perdues et grandes déprimes, angoisses
existentielles et obsession de la mort. Quant à la
sélection française, elle profite de l'ambiance
morose pour régler son compte au socialisme.
« Seigneur, faites nous vivre avant de mourir »
Malgré les échecs, nombreux sont ceux qui prendront la peine
d’imprimer un sens à leur vie : par une aventure inespérée
(The Mother), par une "bonne" action pas forcément
désintéressée (Les Côtelettes), par une œuvre (American
splendor) ou grâce aux amitiés retrouvées (Les Invasions
barbares).
A défaut, et face à un avenir improbable, on fait parler
les lignes de la main, le marc de café ou l’oracle : fasse
qu’il nous prédise un excellent Festival de Cannes 2004.
Marie-Jo Astic |