Leave No Trace
de Debra Granik
Quinzaine des Réalisateurs






Sans toi ni foi

Tom a quinze ans. Elle habite clandestinement avec Will, son père, dans la forêt qui borde Portland, Oregon. Limitant au maximum leurs contacts avec le monde moderne, ils forment une famille atypique et fusionnelle. Expulsés soudainement de leur refuge, les deux solitaires se voient offrir un toit, une scolarité et un travail. Alors que son père éprouve des difficultés à s’adapter, Tom découvre avec curiosité cette nouvelle vie… Ce film attachant est adapté de L’Abandon, roman de Peter Rock (éditions Points, 2012), lui-même tiré d’un fait divers. Une fille et son père avaient été découverts par les autorités alors qu’ils se cachaient depuis quatre ans dans un parc naturel qui bordait une banlieue. Le projet cinématographique a été proposé à Debra Granik et sa coscénariste Anne Rosellini. Il n’est pas surprenant que la cinéaste ait accepté l’aventure, tant on retrouve l’univers de Winter’s Bone, son film le plus célèbre, qui relatait la lente et intrigante quête initiatique d’une jeune fille au cœur d’une forêt isolée. Si la lecture du synopsis évoque le surprenant Captain Fantastic de Matt Ross, le ton adopté par Granik est moins décalé, la cinéaste refusant tout ornement fantaisiste et jouant la carte de la noirceur, sans toutefois s’enfoncer dans un naturalisme glauque. Et plus qu’une réflexion sur la cellule familiale et les contrastes entre des modes de socialisation en conflit, le récit se concentre sur un rapport père/fille, fusionnel et extrême, jusqu’au contact avec la société qui distillera le doute chez une jeune fille en phase de construction. La réalisatrice se garde bien de tout manichéisme, évitant d’opposer « nature » et « civilisation », tradition et modernité. Si l’intrusion des policiers et le paternalisme d’une assistante sociale souhaitant « prendre en charge » Tom et son père révèlent les excès d’une société normative refusant toute atteinte au conformisme, le regard porté sur leurs pairs est bien plus nuancé :

le jeune ado éleveur de lapins avec lequel Tom ébauche une amitié, ou la propriétaire de mobile homes (l’excellente Dale Dickey) qui héberge un temps Will et sa fille témoignent d’une bienveillance et semblent emblématiques d’une ligne médiane entre la misanthropie du père et la rigidité de tout un pan de la société américaine. « Il y a toujours eu, et il y aura toujours des conteurs d’histoire qui se demandent ce qu’il se passe à la marge […] C’est parfois vu comme non conventionnel, de ne pas avoir de violence ou de sexe dans un film. Mais beaucoup de personnes à la marge vivent avec des questions plus fondamentales, où vivre par exemple », a déclaré Debra Granik. Adoptant une structure classique dans sa construction narrative et l’élaboration des enjeux psychologiques et sociétaux, elle ne glisse pas pour autant sur la pente académique d’un certain cinéma indépendant, et témoigne d’une réelle originalité et de sens plastique, notamment dans l’utilisation des paysages de l’Oregon : on retiendra surtout les scènes dans lesquelles Will apprend à sa fille les rudiments de l’existence dans une réserve, de la construction d’un feu à la cueillette de champignons, en passant par la course dans les bois sans « laisser de traces ». Bien épaulée par son chef opérateur Michael McDonough, la réalisatrice donne alors à son film une teinte de « survival documentaire » qui n’a rien à envier à Seul au monde de Robert Zemeckis ou Arctic de Joe Penna, et contribue à la réussite du métrage. Il n’est pas superflu d’ajouter que les deux interprètes irradient l’écran : Thomasin McKenzie est une révélation, et Ben Foster prouve après Comancheria qu’il a l’étoffe des plus grands.

Gérard Crespo



 

 


1h49 - États-Unis - Scénario : Debra GRANIK, Anne ROSELLINI, d'après le roman "L'Abandon" de Peter Rock - Interprétation : Ben FOSTER, Thomasin McKENZIE, Jeff KOBER, Dale DICKEY, Ayanna BERKSHIRE, Isaiah STONE, Dana MILLICAN.

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