A perdre la raison |
Vous les enterrerez au Maroc Contrairement à toute attente, ce n’est pas la chanson de Jean Ferrat qui offre l’une de scènes les plus fortes de À perdre la raison, mais Femmes je vous aime de Julien Clerc. Cette fois l’expression « grand film belge » (voir La Chasse) doit se départir de toute once d’ironie et, après le très réussi Élève libre présenté à la Quinzaine des réalisateurs en 2008, ce dernier opus place Joachim Lafosse au rang des cinéastes à suivre de très près, qui reprend, sans le juger, son investigation sur les dysfonctionnements de l’univers familial, lieu d’apprentissage du vivre ensemble tout autant que de violence. Inspiré d’un fait divers qui en 2007 en Belgique avait fait cinq jeunes victimes et profondément marqué le réalisateur, le renvoyant à la tragédie antique mettant en scène Médée et ses deux enfants, le film présente dès le second plan quatre petits cercueuils blanc qui roulent sur le tapis d’entrée en soute d’un gros porteur en partance pour Casablanca. Murielle, prof de français, est très amoureuse de Mounir qui l’est… qui le semble tout autant. Ils se marient avec la bénédiction d’André Pinget, médecin de son état, lequel ayant pris Mounir sous son aile, offre au couple des conditions de vie confortables et à son protégé, un emploi. Au hasard du repas de noces, Murielle entend l’éclat du jeune frère, Samir, râlant de rester le seul de la famille à ne pas être « casé » : « Pourquoi il t’a pris toi ? » Quant à la sœur aînée, André l’a épousée, sans pour autant vivre avec elle. Relents de mariages blancs et de stratégies colonialistes, assortis de mises en garde contre les différences culturelles, portent alors un premier petit coup de canif à son grand mariage d’amour, sur la pureté duquel Mounir la rassure immédiatement. |
Jade vient au monde, puis Sohane. Le deux-pièces se faisant trop petit, André accueille couple et enfants dans son grand appartement. À la troisième grossesse de Murielle, qui met au monde Malika, la dette à l’égard du protecteur de la famille, de fait son « assurance-vie », ne cesse de s’amplifier à l’aune de leur dépendance vis-à-vis du bon vouloir de cet inquiétant bienfaiteur, de ses humeurs, de ses décisions étranges toujours prises à la faveur de Mounir, étouffant plaisir et désir au sein d’un couple réduit à néant et totalement dominé par le tandem de substitution que forment à présent André et Mounir. Tandis que ce dernier, au nom de son confort de vie, se laisse passivement dépasser par l’emprise et l’étau qui se resserrent, Murielle, épuisée, impuissante, en proie au doute, puis à la peur, se sent trahie. Lentement mais sûrement, la tragédie s’installe et s’accélère lors de l’avènement d’un quatrième enfant après un accouchement difficile. Un garçon, enfin ! Ce ménage à trois est mené par des interprètes exprimant leurs rôles avec une rare intensité, avec en allant crescendo : Tahar Rahim, faussement introverti, ambigu, déroutant, empêtré dans sa lâcheté ; Niels Arestrup troquant très vite son rôle de gentil grand-père gâteau contre celui d’un « parrain » manipulateur, tout en duplicité perfide, tour à tour condescendant et humiliant, paternaliste et despote ; et Emilie Dequenne, au départ solaire et lumineuse, et que les œuvres du bon docteur Pinget laissent gangrenée et défaite, le regard noyé d’angoisse. Dans cet étouffant huis clos familial, Joachim Lafosse privilégie la fiction à la reconstitution, sans voyeurisme ni sensationnalisme, et en appelle à l’émotion mais surtout à la réflexion, excellant ainsi dans ce qu’il appelle lui-même l’« art du hors champ ». Marie-Jo Astic
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1h54 - Belgique, France - Scénario : Thomas BIDEGAIN, Joachim LAFOSSE, Mathieu REYNAERT - Interprétation : Emilie DEQUENNE, Niels ARESTRUP, Tahar RAHIM, Nathalie BOUTEFEU. |