Jeannette, l'enfance de Jeanne d'Arc
de Bruno Dumont
Quinzaine des Réalisateurs









« Domrémy… fa sol la si do »

Domrémy, 1425. Jeannette n'est pas encore Jeanne d'Arc, mais à huit ans elle veut déjà bouter les Anglais hors du royaume de France. La petite fille deviendra une adolescente encore plus déterminée… Les réactions contrastées après la présentation de Jeannette à la Quinzaine puis à sa sortie en salle confirment que Bruno Dumont ne donne pas dans l’art consensuel. L’auteur de ces lignes n’a pas vu P’tit Quinquin, défendu dans CinémaS par Thomas Piras, et qui traduisait une volonté du cinéaste d’enrichir son style en abordant une fantaisie décalée. Et notre rédaction fut partagée après la projection de Ma Loute, « film passionnant qui questionne sans arrêt les corps » selon Maxime Antoine, mais dont le burlesque surréaliste pouvait paraître aussi horripilant que le jeu de Juliette Binoche et Fabrice Luchini. En toute objectivité, Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc s’avère être une réussite indéniable, qui enrichit la palette de Dumont, tout en étant fidèle à sa patte d’origine, celle de La Vie de Jésus. Le projet était pourtant casse-gueule et improbable sur le papier : adapter le poème Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc et la pièce Jeanne d’Arc de Charles Péguy, en faisant appel à un dispositif minimaliste : tourné en cadre naturel dans le nord de la France, le film fait appel à des non-professionnels récitant leur texte comme des modèles bressonniens qui feraient passer Emmanuel Schotté (L’Humanité) pour un apôtre de l’Actors Studio ; l’équipe technique est réduite au minimum syndical, avec assistant chargé de récupérer cinq moutons en guise de figurants et de décor ;  et, last but not least, un traitement en comédie musicale mêle son direct, a cappella et musique électro-pop-rock signée Gautier Serre alias Igorr, le tout complété par des chorégraphies signées Philippe Decouflé. Les ricaneurs n’ont pas manqué l’assaut, ceux-là mêmes qui s’esclaffaient déjà devant Perceval le Gallois d’Eric Rohmer ou Noir péché de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.


Et pourtant, en dépit de maladresses (le chant faux de la jeune interprète de Jeanne, qui peut être perçu au second degré), le film de Dumont frappe par son culot et sa beauté brute, qui en fait l’œuvre du cinéaste la plus radicale depuis le dérangeant et sublime Twentynine Palms. Le cinéaste n’évacue pas le côté mystique, à travers les dialogues fidèles à Péguy, tout en proposant une distance à la fois temporelle et atemporelle, les délires et la détermination de Jeanne faisant écho aux troubles de David Dewaele dans Hors Satan ou de Juliette Binoche dans Camille Claudel 1910. Quant à l’irruption du surnaturel dans un cadre naturaliste, elle est traitée avec une économie de moyens qui n’est pas seulement la conséquence d’un budget réduit : Dumont manie l’art de la suggestion avec une ascèse qui contraste avec le kitsch assumé des passages chantés, que de mauvais esprits auraient davantage associés à une bande des Monty Python ou un sketch des Inconnus… « Le temporel par exemple, bien filmé, est fort capable de se faire montre de l’éternité, ou pas loin. Un petit ruisseau peut suffire. L’éternité y coule, faut-il le donner à voir pour que, par le jeu naturel des équivalences et des proportions, tout d’un coup, le spectateur le voit. L’apparition n’a pas lieu dans le plan cinématographique - où le grandiose est banni - mais dans le cœur du spectateur où coule le ruisseau éternel », a déclaré Bruno Dumont. Si sa version de la vie de la Pucelle d’Orléans sera sans doute éclipsée par celle de Dreyer dans l’histoire du cinéma, elle vaut bien les propositions de Bresson et Rivette et dépasse largement les pensums de Fleming ou Besson.

Gérard Crespo



 

 


1h45 - France - Scénario : Bruno DUMONT, d'après le poème "Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc" et la pièce "Jeanne d'Arc" de Charles Péguy - Interprétation : Lise LEPLAT PRUDHOMME, Jeanne VOISIN, Lucile GAUTHIER, Victoria LEFEBVRE.

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