« Rondes d’eau à la turque »
On peut le dire : le film ayant causé le plus grand tort à l’image de la Turquie et à sa représentation au cinéma n’était pas un film turc… Midnight Express, d’Alan Parker, aura laissé une trace longue à effacer. Gageons que Mustang – dans un genre bien différent ! – n’ancre pas de clichés sur la société turque et sa représentation à l’image. En effet, les promptes, courtes et systématiques comparaisons à Virgin Suicides de Sofia Coppola ont dû déjà rapidement agacer la réalisatrice de Mustang.
Dans un village balnéaire du nord-est de la Turquie, au bord de la Mer Noire, c’est la fin des classes. Les jeunes gens, garçons et filles en uniformes scolaires, prodiguent des adieux chaleureux à leur institutrice qui va rejoindre Istanbul. Les cartables sont déposés sur la plage et commencent alors des jeux d’eau, des jeux d’ados, dans une allégresse aussi fraîche qu’insouciante, en tous cas pour ces jeunes comme pour nous, spectateurs…
Mais dans ce groupe, il y a cinq sœurs orphelines, Lale, Nur, Ece, Selma et Sonay, dont la grand-mère qui les élèvent tant bien que mal sous l’œil vigilant d’un oncle autoritaire, ne voit dans cette baignade que des éclaboussures à la moralité et une menace à la réputation de la famille. Monter sur les épaules d’un garçon, c’est frotter ses cuisses contre sa nuque…
Cet élément déclencheur va permettre de construire un presque huis-clos, en forme de conte, où le carcan moral, où la tradition entachée d’obscurantisme, vont s’opposer à la jeunesse, à la modernité et au combat de ces jeunes filles. Car Mustang est un film fougueux qui, loin de présenter ses cinq protagonistes comme des victimes d’une Turquie archaïque, révèle leur énergie, leur espièglerie, leur malice et surtout leur statut de conquérantes. On ne peut s’empêcher de penser au soulèvement spontané et virulent de juin 2013 contre la destruction du parc Gezi à Istanbul et plus globalement contre la politique liberticide et mégalomane du ministre/président Erdoğan.
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La plus jeune sœur Lale ne craint d’ailleurs pas l’insolence quand elle met le feu à une chaise sous le prétexte que « elle aussi, a touché nos trous du cul, c’est dégueulasse, non ? ».
Emprisonnées chez leur grand-mère, déscolarisées dès la rentrée suivante et attendant avec angoisse le futur époux qu’on leur désignera à la hâte, elles résistent aux murs qui s’élèvent à mesure de leurs petites évasions, aux visites nocturnes de l’oncle et aux rituels de vérifications de virginité… Le rêve de Lale, c’est évidemment la modernité incarnée par Istanbul, la Ville des villes, où elle projette de retrouver son institutrice, modèle de la femme turque émancipée.
C’est peut-être le seul reproche à faire à ce premier film, par ailleurs totalement maîtrisé, de terminer de manière un peu molle et attendue, en se privant d’une vraie échappée scénaristique. Deniz Gamze Ergüven, Turque de culture française (elle est diplômée de la FEMIS), a dirigé de manière magistrale ses cinq jeunes filles, solaires et lumineuses, qui sont de tous les plans. La musique de Warren Ellis (le compère violoniste de Nick Cave) accompagne la turbulente résistance de ce quintet vivace avec une partition discrète mais efficace.
Mustang a le mérite, et ce n’est pas la moindre de ses qualités, de s’inscrire dans un cinéma turc nouveau, entre les œuvres plus exigeantes – mais magistrales ! de Nuri Bilge Ceylan (Palme d’Or en 2014 avec Winter Sleep) ou Fatih Akin (Prix du scénario en 2007 pour De l’autre côté) et Kaplanoğlu (Ours d’Or à Berlin pour Miel en 2010) et un cinéma populaire local qui, après son âge d’or entre les années 50 et 70, se fourvoie dans une production massive mais médiocre. Il est donc bien réjouissant de voir à la Quinzaine des Réalisateurs qui a accueilli le meilleur du septième art turc, le signe fougueux comme ce Mustang d’un renouveau cinématographique.
Jean Gouny
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