Si le film comporte une fibre patriotique et militariste qui est le seul élément à avoir vieilli, le reste est d'une belle perfection. Keaton peaufine son image de antihéros, faussement loser et impassible, qui finira par triompher des veules et des hypocrites par son ingéniosité, sa vertu, sa volonté tenace, et aussi par un beau concours de circonstances... Toute une panoplie de calamités envahissent son quotidien : guerre civile, loi du plus fort, quiproquos dévastateurs, dont il est la victime innocente. « L'homme qui ne rit jamais », comme on l'a surnommé, est le maître d'un humour pince-sans-rire et poétique. Moins acrobate que Lloyd, moins sentimental que Chaplin, moins rêveur que Langdon, moins destructeur que Laurel ou Hardy, Buster est un peu tout cela à la fois et sa sincérité finit toujours par triompher. Sur le plan de la mise en scène, Keaton révolutionne le film d'action au sein du genre burlesque. L'enchevêtrement rythmique des horizontales et des courbes n'est pas la moindre qualité d'une mécanique géométrique vertigineuse. Comme l'a formulé Joël Magny dans le dossier de Lycéens au cinéma, « on admire d’abord l’étonnante rigueur d’une construction parfaitement symétrique, un va-et-vient ferroviaire dont l'ampleur n'a d'égale que l'élégance ». Témoignant d'un sens de l'espace et du mouvement dont s'est certainement inspiré Spielberg dans les poursuites de ses Indiana Jones, Buster Keaton signe une œuvre emblématique de l'âge d'or du cinéma muet.

Gérard Crespo