Le Havre |
« Quo vadis Idrissa ? » Cinéaste décalé des laissés pour comptes, des oubliés de la vie, Aki Kaurismäki transpose son univers unique au Havre qu’il peint aux couleurs de sa vision du monde, qui, loin s’en faut, ne saurait être celle de tout un chacun. Au moins égal, si ce n’est supérieur à L’Homme sans passé, présenté en 2002, et en tout cas plus revigorant, Le Havre, vitale bouffée d’oxygène, unanimement et longuement acclamé par la presse et le public, était attendu au sommet du palmarès, tout comme l’était son interprète principal. Si la gravité du sujet interdit d’assimiler l’histoire à un conte de fée, le charme qu’y jette son réalisateur lui permet cependant de réussir le mariage improbable d’un traitement burlesque et d’une actualité angoissante, pour ne laisser trace que de la seule, mais immense, tendresse. Marcel Marx (!) a quitté ses livres pour se faire cireur de soulier du Havre, et non de Broadway, même si dans cette histoire l’enfant noir est bien là, mais ailleurs. Celui-ci s’appelle Idrissa, directement sorti d’un container rempli de candidats à la traversée de la Manche et qui mord à l’hameçon-sandwich que Marcel lui tend. Sur cette trame à laquelle se rajoute la maladie grave dont Arletty (!), la femme de Marcel, est frappée, sur ce drame de l’immigration et en pleine épuration et destruction de la Jungle de Calais, sur ce faux mélo où le vieil homme recueille l’enfant, Kaurismäki impose sa signature exclusive en quelques répliques : « Tu n’as pas pleuré ? » demande Marcel à Idrissa. Et l’enfant répondant non : « Ça n’apporte rien. » conclue-t-il Quant à Arletty, lorsque le commissaire Monet lui suggère que malgré la gravité de son cas, « Il peut y avoir un miracle. » « Pas dans mon quartier. » réplique-t-elle d’un air qui connaît la chanson. |
Ce Welcome façon Karismäki cumule avec un indicible bonheur tous les atouts visant à conjurer le mauvais sort d’une contemporanéité nauséabonde, transplantant l’esprit du récit dans un petit monde suranné et caressant de mille délicatesses. Les brèves de comptoir du bar Le Moderne où un jukebox égrène les mélodies de Paco Ibañez, les airs d’accordéon donnent le ton à la partition dont chacun s’acquitte avec génialité et ingéniosité : Marcel et son parler impeccable, son calme et son indéfectible détermination, ses arguments insolites face aux tracasseries de l’Administration, auprès de laquelle il prétend établir sa parentalité avec Idrissa (« Je suis l’albinos de la famille… ») est secondé par le dévouement sans limite d’Arletty, incroyablement douée d’une compréhension à toute épreuve ; quand au commissaire Monet, fin œnologue, son air renfrogné le dispute à son aversion de tout excès de zèle et sa réticence à produire du chiffre. Pour ces trois rôles clés, André Wilms, Kati Outinen et Jean-Pierre Darroussin donnent toute la mesure de leur talent. L’humour des situations, la pureté très stylisée des plans, les tableaux insolites, les « tronches » des protagonistes, les jeux de couleurs qui repeignent Le Havre, donnent, par le biais de ce petit bijou de film, la parole à la fraternité et à l’humanité en réponse à l’indignité et à la médiocrité du monde. Marie-Jo Astic |
1h43 - Finlande, France - Scénario : Aki KAURISMAKI - Interprétation : André WILMS, Kati OUTINEN, Jean-Pierre DARROUSSIN, Jean-Pierre LEAUD, Evelyne DIDI. |