« Il faut commencer à écrire tes lettres »
L’humiliation qui fut l’un des thèmes récurrents
de ce Festival, atteint son apogée dans Le Vent se lève,
où, pour la seconde fois après Land and freedom,
Ken Loach réalise et réussit un film basé sur l’Histoire
et sur l’aspect le plus sombre que puisse générer
un conflit, la guerre civile.
On sait que l’Empire britannique a tenu l’Irlande en situation
d’asservissement depuis le XIIe siècle, tandis que l’aspiration
du peuple irlandais à l’indépendance, bien que révélée
de longue date, ne s’est vraiment concrétisée qu’à l’aube
du XXe siècle. C’est là que Ken Loach situe son action,
en 1920, alors qu’éclate la première des trois guerres
civiles que subira le pays se superposant à l’interminable
lutte menée contre l’oppresseur anglais. Un conflit qui
ne s’est éteint que récemment, trouvant un terme
fragile dans le cadre de négociations enfin acceptées par
les deux parties.
Pour mater les velléités d’indépendance qui
s’affirment dès 1916, au plus fort de la Grande Guerre qui
secoue l’Europe, l’Angleterre débarque en nombre ses
redoutables Black and Tans, passés maîtres dans l’art
des représailles. Et l’humiliation permanente qu’ils
pratiquent avec brio n’est pas la moindre de leurs armes dans une
lutte par définition inégalitaire. Damien (Cillian Murphy,
sérieux prétendant au prix d'interprétation masculine),
Teddy, Steady Boy, Ned ou Dan portent sur leurs visages la marque profonde
qu’elle imprimera à jamais sur leurs âmes et les tortures
qui suivront laisseront peut-être moins de séquelles dans
les mémoires.
L’autre arme fatale dont Sa Majesté récoltera les
fruits est aussi et surtout la division qui s’installe entre les
combattants de l’indépendance, à l’issue du
traité signé en 1921, consacrant la partition du pays puisqu’il
dote l’Irlande du Sud d’un statut de Dominion tandis que
l’Ulster reste dans le giron du Royaume-Uni.
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Les
familles se déchirent, l’ami d’hier devient l’ennemi
d’aujourd’hui.
Les dénonciations, les trahisons font leur œuvre dans une
inouïe spirale de violence. Dans le petit village des environs de
Cork au sud du pays où se situe l’action, les camarades de
toujours, les frères doivent régler leurs comptes, sacrifier
ceux qui doivent l’être, dans un rituel d’une incroyable
dignité, aux prémices duquel le futur condamné est
prié d’écrire ses lettres d’adieu à ses
proches.
C’est cet aspect de guerre fratricide, de guerre dans la guerre,
qui permet à Ken Loach de ne revendiquer ouvertement aucun anti-britannisme,
mais contrariant lui-même son propos, il filme ses Irlandais avec
une humanité si criante qu’il serait bien difficile à quiconque
de prendre fait et cause pour l’oppresseur, que l’Histoire
ne peut d’ailleurs que condamner.
Peu de réalisateurs parviennent ainsi à restituer aussi justement,
avec autant de force et de vérité, les ravages que la souffrance,
la terreur, la destruction infligent à l’être humain.
Il révèle chacun de ses personnages, principaux ou secondaires,
hommes ou femmes, au plus profond de leur âme, de leur détresse
ou de leurs espoirs, et confirme sa qualité de très grand
cinéaste.
N’en déplaise à ceux qui ont vu dans cette Palme un
hommage à l’ensemble de sa carrière, The Wind that
shakes the barley (littéralement : Le Vent secoue
l’orge, d’après un poème de Robert Dwyer
Joyce) tient réellement le haut de l’affiche dans la filmographie
pourtant plus que brillante de cet auteur indispensable.
Marie-Jo Astic |